Tigar : compagnon de guerre
par Delila D.B.
1994, Saravejo. C’est l’état de siège. L’humiliation et la terreur. On ne sait jamais quand un obus sera tiré et où il va tomber. Vous n’êtes à l’abri nulle part. A la maison – plus d’eau, plus d’électricité, plus de chauffage. En ville – plus de transports, plus de magasins, de cafés, de restaurants. Plus d’école. Plus de nourriture, à part l’aide humanitaire en doses homéopathiques. Les tireurs perchés sur les collines veillent à ce que personne ne quitte la ville.
Nombreux étaient ceux qui, en quittant précipitamment la ville assiégée, abandonnaient leurs animaux. Quelques mois après le début de la guerre, des bêtes superbes, des nobles schnauzers, bergers ou dalmatiens, erraient affamés et désespérés dans les rues de Sarajevo. L’idée qu’un tel sort pourrait être réservé à son boxer, Tigar, lui était insoutenable. Alors, sa mère, qui vivait seule, proposa de le garder.
Azra : une sexagénaire et Tigar, un jeune chien robuste, d’une éducation quelque peu négligée : au début, la cohabitation ne fut pas simple. Petit à petit, ils apprirent à se connaitre. Elle partageait avec lui les éternelles pâtes. Le matin, il venait la réveiller et attendait patiemment qu’elle ait terminé sa tasse de café. Puis ils sortaient. Elle le promenait régulièrement, malgré les bombardements. Alors que ses voisins passaient des semaines dans l’abri, elle n’y est jamais allée: les chiens n’y étaient pas admis, et elle ne pouvait pas laisser Tigar tout seul.
Tigar aimait les enfants. Et pour eux, dans cette période où il y avait si peu de distractions, le chien était une source de joie et de tendresse. Ils jouaient avec lui. Ils venaient lui rendre visite. La maîtresse de Tigar leur donnait un chewing-gum ou un bonbon (Mais d’où sortait-elle ces trésors ?! Ses stocks d’avant-guerre semblaient inépuisables). Et à son tour, elle se liait d’amitié avec les gamins du quartier. Pas seulement avec les gamins. Guerre ou pas, les chiens ne peuvent se passer de camaraderie canine. Et, grâce à Tigar, sa maîtresse fit la connaissance des autres propriétaires de quatre-pattes du quartier. Ainsi naquirent des amitiés humaines.
Mais vivre avec Tigar n’était pas de tout repos. C’était, entre autre, un jeune « aventurier urbain ». Une ou deux fois par an, il disparaissait. Bien que sa maîtresse savait qu’il ne pouvait pas être écrasé (il n’y avait pas d’essence donc pas de voitures en ville), et qu’il ne pouvait quitter la ville, complètement encerclée, elle se faisait du souci : où était-il, où dormait-il, que mangeait-il ? Il lui arrivait de se bagarrer avec d’autres mâles, était-il blessé ou mort de froid ? Elle a vite compris que ce qui le poussait à fuguer était son âme de séducteur. D’aucuns disent que pendant ses absences, il fréquentait des dames quadrupèdes aux mœurs légères… Il revenait au bout de quelques jours, épuisé, s’affalait sur « son » fauteuil et dormait deux jours d’affilée. La maîtresse retrouvait sa tranquillité.
Il n’y avait pas d’électricité pendant ces trois ans et demi de guerre. Alors, lorsque la nuit tombait en hiver (et elle tombe tôt, très tôt) dans la pièce où trônait le poêle bricolé qui faisait office de cheminée, Tigar se blottissait sur les genoux de sa maîtresse, assise sur le canapé, face au feu. Elle le caressait, il somnolait.
Tigar est mort bien après la guerre, à l’âge de dix ans, d’une crise cardiaque.
Il a été le meilleur ami de sa maîtresse, qui n’a pas repris de chien depuis.
Elle évoque souvent son « compagnon de guerre » en affirmant que c’est grâce à lui qu’elle a gardé toute sa tête : l’avoir à ses côtés la rassurait et calmait et s’occuper de lui la distrayait de l’horreur omniprésente.